CHAPITRE VIII

Il n’essaya qu’un bref instant d’échapper à cette vision insoutenable en se cachant la tête dans ses bras et en s’efforçant de se soustraire au spectacle qu’il avait malgré lui sous les yeux. Il ne s’était pas évanoui. Au moment où Mark se précipita pour l’aider, sans un cri, pour éviter d’affoler ses ouailles, affairées à démanteler le tas de bois, il avait déjà relevé la tête et enfonçait les poings dans le sol, l’air buté, pour se remettre debout. Mark le soutint en l’entourant de son bras, car il tremblait encore, même quand il fut sur pied.

— Tu as vu, dis ? Tu as vu ? souffla-t-il.

Ce qui restait du tas à demi brûlé les séparait des ramasseurs, et personne ne regardait dans leur direction.

— Oui, j’ai vu. Je sais ! Il faut les éloigner de là, murmura Mark. Laisse cette pile telle quelle. Ne touche à rien, laisse le charbon. Il faut simplement ranger le bois et commencer à nous mettre en route. Tu te sens d’attaque pour partir ? Tu pourras te conduire comme d’ordinaire, et leur faire bonne figure ?

— Oui, ne t’inquiète pas, dit Meriet, qui se contracta et essuya de sa manche son front couvert d’une sueur glacée. J’y arriverai ! Mais Mark, si tu as vu ce que j’ai vu, il faut qu’on sache...

— Toi et moi, nous savons, mais ça ne nous concerne plus. C’est maintenant à la justice d’intervenir, et il faut tout leur laisser en l’état. Arrête de regarder par là. Moi aussi, j’ai vu, peut-être plus que toi. Je sais ce qu’il y a là-dedans. Mais la première chose à faire est de ramener nos amis à la maison sans leur gâcher leur journée. Maintenant, viens, on va s’occuper de charger la charrette. T’en sens-tu capable ?

Pour toute réponse, Meriet fit jouer les muscles de ses épaules, inspira profondément et se dégagea avec décision du bras mince qui l’entourait encore.

— Je suis prêt ! s’exclama-t-il, avec un gros effort pour paraître aussi gai et efficace que quand il avait appelé tout le monde près du tas de bois.

Et il traversa la petite clairière au sol égal pour s’occuper avec une énergie farouche d’entasser les bûches dans la charrette.

Mark lui emboîta le pas, attentif et résistant à la tentation de contrevenir à l’ordre qu’il avait lui-même donné, il ne tourna pas une seule fois la tête vers ce qu’ils avaient découvert sous un linceul de cendres. Mais tout en travaillant il observa soigneusement le bord du foyer, où il avait remarqué quelques détails qui lui avaient donné à réfléchir. Et il garda pour lui ce qu’il s’apprêtait à dire à Meriet au moment où le râteau de celui-ci avait provoqué l’avalanche.

Ils se débarrassèrent de leur chargement dont ils firent une pile si haute qu’il n’y avait plus de place pour ramener le petit infirme sur la charrette. Meriet le prit sur son dos, jusqu’à ce que les bras minces de l’enfant qui le tenait par le cou se relâchent : il s’était endormi. Aussitôt, il le porta contre lui pour que l’enfant puisse laisser reposer sa tête aux cheveux d’un blond très pâle sur l’épaule du jeune homme, cette charge n’était pas bien lourde et lui faisait chaud au coeur. Le poids invisible qui l’accablait pesait bien plus lourd et avait le froid de la glace, songea Mark, qui l’observait un peu malgré lui. Mais apparemment, Meriet restait ferme comme un roc. Il avait un moment cédé à la panique, cela ne se reproduirait sûrement pas.

A Saint-Gilles, Meriet porta l’enfant à l’intérieur et revint aider à monter la charrette sur la pente douce de la grange, où on entasserait le bois sous les auvents bas, avant de le scier et de le débiter quand le besoin s’en ferait sentir.

— Bon, je vais à Shrewsbury, dit Mark après s’être assuré que tous ses poussins étaient bien rentrés au poulailler, éreintés, mais ravis du succès de leur escapade.

— D’accord, répondit Meriet sans se laisser distraire de son travail. Il faut que quelqu’un se charge d’avertir qui de droit.

— Tu restes avec eux. Je reviens dès que possible.

— Je sais. Tu peux compter sur moi. Ils se sentent bien. Ils ont eu une bonne journée.

 

Frère Mark hésita en arrivant à la loge du portier de l’abbaye, car son instinct le poussait naturellement à aller d’abord voir Cadfael.

Il était évident que, maintenant, c’était aux représentants de la justice royale dans le comté qu’il devait faire un rapport, et sans tarder, mais d’un autre côté c’était Cadfael qui lui avait confié Meriet et, en son for intérieur, il était sûr et certain que cette macabre découverte dans le tas de charbon avait un rapport avec Meriet. Le choc inévitable que ce dernier avait éprouvé semblait excessif, et sa façon d’essayer d’y échapper montrait qu’il s’était senti concerné. Il n’avait pas imaginé une seule seconde ce qui l’attendait, mais il n’y avait aucun doute : il avait compris tout de suite de quoi il s’agissait.

Cependant que Mark, qui n’avait pas bougé, se demandait toujours sur quel pied danser, Cadfael, qu’on avait envoyé avant vêpres assister un vieillard qui souffrait sérieusement de la poitrine, arriva derrière lui et lui frappa joyeusement sur l’épaule. Se retournant, Mark constata que le Ciel lui accordait la grâce de lui permettre de trouver une réponse à ses doutes. Plein de reconnaissance, il attrapa le moine par la manche.

— Ah, Cadfael ! Accompagnez-moi chez Hugh Beringar. On a découvert quelque chose d’horrible dans la Forêt Longue, quelque chose qui est indubitablement de son ressort. Je me demandais justement comment vous joindre. Meriet était avec moi – et d’une certaine manière, ça le concerne...

Cadfael le dévisagea intensément, le prit par le bras et l’emmena promptement vers la ville.

— Viens avec moi et garde ton souffle pour l’instant. Inutile de raconter deux fois la même chose. Je suis rentré plus tôt que prévu et j’ai encore une ou deux heures devant moi, si nécessaire, pour Meriet et pour toi.

Ils se présentèrent donc ensemble à la maison près de Sainte-Marie, où Hugh avait installé sa famille. Heureusement il était rentré chez lui pour souper, et il avait terminé son travail de la journée. Il leur réserva un accueil chaleureux et il eut la présence d’esprit de ne proposer à frère Mark ni siège ni rafraîchissement avant qu’il n’ait eu le loisir d’exposer ce qui l’inquiétait et tout ce qui pesait sur son coeur sensible. Ce qu’il fit très consciencieusement, sans considérations inutiles. Il décrivit chaque fait en détail, l’un après l’autre, comme s’il choisissait des pierres sûres pour traverser une rivière dangereuse.

— Je lui avais demandé de venir car j’avais remarqué que, du côté du feu où je me trouvais, là où il avait complètement brûlé, le vent avait répandu des cendres fines jusque dans les arbres et que les branches les plus proches avaient été léchées par les flammes qui avaient flétri les feuilles. C’est ça que je voulais lui signaler parce que ce feu était tout récent. Il s’agissait de feuilles de l’année sans aucun doute, et si la cendre était encore grise, elle ne devait pas être bien vieille. Il n’a pas hésité à me rejoindre, mais il avait toujours son râteau et il le traînait derrière lui pour décapiter la pile, là où tout n’était pas parti en fumée. Il a fait rouler à terre du bois et des feuilles et tout s’est répandu à nos pieds, entre nous.

— Vous avez donc tout vu, remarqua Hugh doucement. Je vous écoute.

— C’était une botte de cheval, très élégante, dit Mark avec conviction, que le feu avait racornie et séchée. Mais elle était encore reconnaissable. Et dedans il y avait un tibia humain, dans les cendres d’un haut-de-chausses.

— En êtes-vous absolument sûr ? insista Hugh, l’observant avec sympathie.

— Certes oui. J’ai même aperçu l’articulation du genou sous la pile de bois là où elle s’était séparée du tibia, affirma Mark, très pâle, mais calme. Le feu s’est déclaré de l’autre côté, attisé par un vent violent, mais il l’a, si l’on peut dire, laissé intact, afin qu’il soit possible de l’enterrer chrétiennement. Nous pourrons au moins recueillir ses restes.

— Nous le ferons, très respectueusement, dit Hugh, si ce que vous dites est vrai. Continuez, vous avez encore des choses à nous dire. Frère Meriet a vu la même chose que vous. Et ensuite ?

— Ça lui a causé un véritable choc. Il nous a raconté qu’il était venu là enfant et qu’il avait souvent aidé le vieux charbonnier. Je suis persuadé qu’il ne se souvenait de rien de plus grave, quelques chose qu’il nous aurait caché. Je lui ai dit qu’il fallait d’abord ramener nos hôtes à la maison, sans les mettre au courant, et c’est ce qu’il a fait courageusement. Nous avons tout laissé en l’état ou, si on a dérangé quoi que ce soit, c’est involontairement. Demain matin, quand il fera clair, je vous emmènerai.

— Je crois plutôt que je demanderai ce service à Meriet Aspley, répliqua Hugh, très décidé. Bon, vous nous avez dit tout ce que vous savez. Alors maintenant, venez vous asseoir, vous allez manger quelque chose avec nous et on va discuter de tout ça.

Frère Mark accepta, heureux d’avoir soulagé sa conscience. Il accueillait avec reconnaissance la moindre marque de sympathie chez les plus humbles, mais il était tout aussi à l’aise chez les nobles car il n’avait jamais appris à être servile. Quand Aline lui apporta sa viande et sa boisson, sans oublier Cadfael, il montra simplement sa joie, comme les saints acceptent la charité, toujours étonnés et heureux, toujours sereins.

— Vous avez dit que vous aviez de bonnes raisons de croire, d’après l’état des cendres et les traces de feu sur les arbres, que cet incendie était récent et ne datait sûrement pas de l’an passé. C’est probable, mais avez-vous d’autres raisons de penser cela ?

— Certes, répondit Mark simplement, car bien que nous ayons eu la chance de rapporter toute une corde de bon bois de taille, il y avait encore non loin de là deux autres formes tout aplaties dans l’herbe, des taches plus vertes que celle que nous avons laissée, mais encore faciles à voir ; pour moi, elles ont dû apparaître quand on s’est servi du bois pour monter ce stère. Meriet m’a dit qu’il fallait laisser les bûches à l’air libre. Si elles étaient restées là plus d’un an, elles auraient peut-être trop séché pour qu’on puisse encore les utiliser. Il n’y avait personne pour surveiller les flammes, le bois trop sec a complètement brûlé et a provoqué une manière d’incendie. Vous en verrez les traces là où on avait entreposé le bois. Vous saurez mieux que moi dire depuis quand on l’a changé de place.

— Je n’en jurerais pas, répliqua Hugh avec un sourire, car votre esprit d’observation me semble excellent. Mais demain, nous aviserons. Il y a des gens capables d’être très précis dans ce domaine, en observant les insectes, les araignées et l’écorce le long du bois. En attendant, reposez-vous donc un moment, avant de repartir, car on ne peut rien faire de plus avant demain matin.

Frère Mark se rassit confortablement, soulagé, et, agréablement surpris, goûta le pâté de gibier qu’Aline lui avait apporté. Elle le croyait sous-alimenté, et à le voir si maigre, elle s’inquiéta à son sujet ; il est vrai qu’il sautait souvent un repas, par distraction, parce qu’il se souciait davantage de son prochain. Elle le soupçonna, à juste titre, de se conduire souvent en bon père de famille.

— Demain matin, je serai à Saint-Gilles tout de suite après prime, annonça Hugh, quand Mark se leva pour prendre congé et retourner s’occuper de ses ouailles. Vous pouvez dire à frère Meriet que j’aurai besoin de lui pour venir avec moi et me montrer l’endroit.

Normalement, cela ne devrait pas être de nature à troubler un innocent, puisqu’en définitive c’est à lui qu’on devait cette découverte, mais pour quelqu’un qui n’était pas entièrement innocent, ou qui tout au moins en savait peut-être un peu plus qu’il n’aurait dû, cela risquait de provoquer des cauchemars. Mark ne put rien trouver à redire à cette menace déguisée, car il devait bien reconnaître qu’il avait eu en gros les mêmes soupçons. Mais en partant il reprit de nouveau son argument le plus convaincant en faveur de Meriet.

— C’est lui qui nous a conduit à cet endroit, et pour les meilleures raisons du monde, il savait qu’on était à la recherche de combustible. S’il s’était douté de ce qu’on allait y trouver, il ne nous aurait pas permis d’en approcher.

— J’en tiendrai le plus grand compte, répondit gravement Hugh. Cependant, il me semble qu’il y avait quelque chose d’un peu anormal dans sa réaction quand il a découvert le cadavre, et vous vous en êtes rendu compte. Après tout vous avez pratiquement le même âge tous les deux, et votre expérience du crime et de la violence est aussi limitée que la sienne. Croyez-moi, je ne doute pas un instant que vous ayez été profondément troublé – mais pas comme lui toutefois. A supposer qu’il n’ait rien su de cet enterrement à la sauvette, cette découverte n’en a pas moins signifié pour lui quelque chose de plus, voire de plus inquiétant que pour vous. Admettons qu’il ait tout ignoré de la façon dont on s’était débarrassé du cadavre, ne pourrait-on, néanmoins, imaginer qu’il était au courant qu’il y avait un cadavre dont il était nécessaire de se défaire discrètement et qu’il a tout de suite compris de qui il s’agissait quand il l’a découvert ?

— C’est possible, reconnut Mark. Il vous appartient de résoudre ce problème.

Sur ces mots, il prit congé et se mit en devoir, seul, de regagner Saint-Gilles.

 

— Allez donc savoir, dans l’état actuel des choses, qui peut bien être ce cadavre, dit Cadfael après le départ de Mark. Peut-être qu’il n’a rien à voir avec Meriet, Peter Clemence, ou le cheval qu’on a trouvé dans les tourbières. Un vivant qui disparaît, un cadavre qu’on trouve – il ne s’ensuit pas nécessairement qu’il s’agisse d’une seule et même personne. Il y a même toutes les raisons d’en douter. Voilà un cheval qu’on dégotte à plus de vingt miles au nord d’ici, une monture dont le cavalier a passé sa dernière nuit de repos a quatre miles au sud-est, et enfin ce foyer d’incendie, lui aussi à quatre miles d’ici, mais au sud-ouest. Je vous souhaite bien du plaisir pour raccorder tous ces éléments disparates et leur trouver un sens. Notre homme en quittant Aspley se dirigeait vers le nord, et, s’il y a une chose dont on est sûr, vu le nombre de témoins, c’est qu’il était bien vivant à ce moment-là. Alors voulez-vous me dire ce qu’il fabriquerait, à l’heure qu’il est, non pas au nord mais au sud d’Aspley ? Quant au cheval il est à des miles au nord et, qui plus est, sur la route qu’il aurait dû prendre normalement, si l’on excepte un petit détour à la fin.

— Je ne sais pas, admit Hugh, mais je me sentirais drôlement soulagé, s’il était avéré qu’il s’agissait d’un autre voyageur tué Dieu sait où par des voleurs, sans rien de commun avec Clemence qui, autant que je sache, doit reposer en ce moment au fond d’une tourbière. Mais avez-vous entendu parler de quelqu’un d’autre qui aurait disparu dans la région ? Autre chose, Cadfael, vous imaginez des voleurs qui ne lui prendraient pas ses bottes de cheval, pour ne rien dire de ses hauts-de-chausses ? Un homme nu n’a rien sur lui qui puisse profiter à ses assassins et rien non plus qui permette de l’identifier, deux excellentes raisons pour le dépouiller complètement. Ah, j’oubliais, il portait des bottes de cheval, ce qui veut dire qu’il ne devait pas avoir beaucoup à marcher ; quel homme normal les utiliserait à cet effet ?

Un cavalier sans cheval, un cheval sellé sans cavalier, était-ce chercher midi à quatorze heures que d’essayer de les mettre ensemble ?

— Inutile de se casser la tête, soupira Cadfael, avant que vous n’ayez été sur les lieux du crime et vu ce qu’il y a à y voir.

— Nous, mon vieil ami ! Je ne vous lâche pas, et je gage que l’abbé ne m’empêchera pas de vous prendre avec moi. Vous êtes bien plus savant que moi en matière de cadavre, vous savez depuis combien de temps ils sont morts, et de quoi. En outre, il voudra sûrement avoir un observateur pour tout ce qui concerne vos frères de Saint-Gilles, et personne mieux que vous ne saurait jouer ce rôle. Vous êtes déjà plongé dans cette histoire jusqu’au cou, alors maintenant, il va falloir vaincre ou mourir.

— Soit, par mortification ! dit Cadfael, non sans hypocrisie. Mais je me ferai une joie de vous accompagner. Quel que soit le démon qui s’est emparé du jeune Meriet, le mal a dû me gagner aussi, et il faut que je l’exorcise à tout prix.

Meriet les attendait quand ils passèrent le prendre le lendemain. Il y avait Hugh, Cadfael, un sergent et deux gens d’armes équipés de pics et de pioches et d’un tamis pour passer les cendres dans leur recherche d’os et d’indices. Dans la brume légère de ce matin paisible, Meriet observa tous ces préparatifs avec un calme absolu ; il était prêt à tout.

— Les outils sont toujours là-bas, dans la cabane, dit-il carrément. Mark vous aura sûrement dit que c’est là que j’ai trouvé le râteau – une fourche, c’est comme ça que le vieux l’appelait.

Il regarda Cadfael et les plis de sa bouche se détendirent très discrètement.

— Frère Mark m’a prévenu qu’on aurait peut-être besoin de moi. Je suis heureux que lui n’ait pas à y retourner, ajouta-t-il d’une voix tout aussi contrôlée que son visage.

Quoi qu’il arrive, on ne le prendrait pas par surprise.

On lui avait préparé un cheval, car le temps était précieux. Il sauta souplement en selle, c’était peut-être le seul plaisir que la journée lui apporterait, et il prit les devants pour guider les recherches. Il ne tourna pas la tête en passant devant la route qui menait chez lui, mais s’engagea dans l’autre sens, dans la grande allée et, en moins d’une demi-heure, il les amena à la petite clairière où avait vécu le charbonnier. Une brume légèrement bleuâtre montait de la terre, flottant doucement sur le bûcher détruit, quand Hugh et Cadfael firent le tour du foyer et s’arrêtèrent à l’endroit où, parmi les cendres, on avait découvert ce qui n’était pas une bûche.

La boucle ternie sur le cuir racorni était en argent. La botte qu’on voyait avait été aussi coûteuse que belle. Des fragments de tissu calcinés étaient encore attachés à l’os presque dénudé.

Hugh regarda depuis le pied jusqu’au genou et puis plus haut parmi le bois exposé, cherchant la rotule qui s’était détachée.

— Il devait être allongé comme ça, dans cette direction. Celui qui l’a fourré là-dedans ne s’est pas servi d’un stère laissé à l’abandon, il en a construit un nouveau, et a mis le corps au milieu. Il s’agit de quelqu’un qui savait y faire, mais peut-être pas assez. Il conviendrait de fouiller dans tout ça attentivement. Cherchez donc dans la terre et les feuilles, dit-il à ses hommes. Mais quand on arrivera aux bûches, on les soulèvera une par une si elles sont entières. J’imagine qu’il ne reste pas beaucoup d’os, mais je veux le peu qui subsiste de lui.

Ils se mirent au travail, fouillant partout dans ce qui n’avait pas brûlé. Cadfael, lui, fit le tour du monticule pour voir la partie d’où le vent destructeur avait dû souffler. Très bas, au niveau du sol, un petit trou en forme de voûte apparut à la base du foyer. Il se baissa pour y regarder de plus près et passa la main parmi les feuilles qui l’obscurcissaient à moitié. Le creux continuait vers l’intérieur et il y pénétra jusqu’au coude. On l’avait fait en même temps que le foyer. Il se releva et alla rejoindre Hugh.

— Ils connaissaient la méthode, aucun doute là-dessus. On a laissé une ouverture du côté exposé au vent pour permettre une meilleure aération. Le bois était destiné à brûler complètement mais ils en ont trop fait. Ils ont dû couvrir l’ouverture jusqu’à ce que le feu soit bien parti, puis ils l’ont découverte et abandonnée telle quelle. Les flammes ont été trop violentes et le côté au vent n’a été que roussi alors que le reste s’est complètement consumé. Un bûcher pareil, il faut le surveiller nuit et jour.

Meriet se tenait à l’écart, près de l’endroit où l’on avait attaché les chevaux. Impassible, il observait les recherches. Il vit Hugh se rendre au bord de la clairière, là où l’on distinguait trois traces oblongues et pâlies dans l’herbe, indiquant l’endroit où on avait laissé le bois sécher. Deux d’entre elles étaient plus vertes que la troisième, comme Mark l’avait dit, là où l’herbe nouvelle était montée jusqu’à la lumière, en se superposant à celle de l’année passée. La dernière, qui avait donné toutes ses richesses aux hôtes de Saint-Gilles, était tout aplatie et d’un vert passé.

— Combien de temps faut-il pour que l’herbe arrive à une telle hauteur en cette saison ? demanda Hugh.

Cadfael réfléchit un moment, enfonçant le pied dans le tapis souple de l’herbe ancienne.

— Au moins huit à dix semaines. C’est difficile à dire. Et les cendres ont très bien pu rester là aussi longtemps. Mark avait vu juste. La chaleur est montée jusqu’aux arbres. Si le sol n’avait pas été aussi nu et aussi dur, le feu aurait pu les atteindre, mais il n’y avait pas assez de racines ni de détritus pour l’alimenter jusque-là.

Ils regagnèrent la couche de feuilles et de terre que l’on venait d’écarter ; les veines profondes des bûches apparaissaient ; bien que noircies elles avaient gardé leur forme. Le sergent et ses hommes reposèrent leurs outils pour se servir de leurs mains, soulevant les bûches une à une et les entassant là où elles ne gêneraient personne. Toujours silencieux et imperturbable, Meriet les regardait travailler lentement.

Après plus de deux heures d’efforts, le mort sortit de son cercueil de pièces et de morceaux. On l’avait déposé près de la cheminée centrale, du côté sous le vent, et le feu avait été si violent qu’à l’exception de quelques filaments tous ses vêtements avaient brûlé, mais il s’était propagé trop vite pour qu’il ne lui restât plus de chair sur les os, ni même de cheveux sur la tête. Ils écartèrent précautionneusement les débris de charbon et de bois à demi brûlé, mais ils ne purent garder le squelette intact. En s’écroulant, le tas de bois avait rompu les articulations qui s’étaient dispersées. Il leur fallut aligner les ossements du mieux possible. Ils les étendirent dans l’herbe jusqu’à ce qu’ils eussent reconstitué, non pas l’homme entier, mais presque tout, à l’exception des petits os des doigts et des poignets. On distinguait encore sur le crâne, au-dessus du visage détruit et noirci, une vague trace de tonsure, entourée de quelques mèches de cheveux bruns, coupés court.

Il y avait encore d’autres choses à déposer près de lui. Le métal était très résistant. Les boucles d’argent de ses souliers, pour ternies qu’elles fussent, avaient gardé la forme qu’un bon artisan leur avait donnée. Il y avait la moitié toute tordue d’une ceinture en cuir ouvragé, avec une autre boucle d’argent aussi grande qu’élaborée et portant des traces d’incrustation d’argent dans le cuir. Il y avait aussi un morceau d’une chaîne d’argent brisée, maintenant ternie, d’où pendait une croix d’argent décorée, apparemment, de pierres dures, mais qui étaient à présent abimées par le feu et très encrassées. Un des gens d’armes, qui passait au tamis de la cendre fine près du corps, apporta pour qu’on l’examine une phalange et l’anneau qui ne tenait plus guère, car le feu avait dévoré la chair. Sur la bague, on remarquait une grosse pierre noire dont le dessin gravé, recouvert d’une épaisse couche de cendres, semblait représenter une croix décorative. Il y avait enfin, bien visible dans la cage thoracique effondrée et nettoyée par le feu, la tête de la flèche qui avait tué l’homme.

Hugh resta longtemps à regarder cette dépouille et ce qui avait causé sa mort. Le visage très sombre, il se tourna vers l’endroit où se tenait Meriet, raide et muet, près du bord de la fosse.

— Approchez-vous donc et venez voir si vous ne pouvez pas nous aider encore un peu ; en identifiant la victime par exemple. Allez, venez et dites-nous si vous le connaissez.

Meriet s’approcha, livide, jusqu’à l’endroit qu’on lui indiquait et regarda le macabre spectacle. Cadfael se recula de quelques pas, les yeux et les oreilles en alerte. Non seulement Hugh avait son travail à faire, mais ses nerfs avaient été mis à rude épreuve et il éprouvait une soif de revanche. Si sa façon de traiter Meriet ne manquait pas d’une certaine sauvagerie, il avait des excuses. Il ne restait plus guère de doute quant à l’identité du cadavre qu’ils avaient sous les yeux, et le lien qui l’unissait à Meriet se resserrait.

— Je vous ferai remarquer qu’il portait la tonsure, qu’il avait les cheveux bruns et que, pour autant qu’on puisse en juger, il devait être grand, ajouta-t-il avec une politesse froide. Quel âge lui donneriez-vous, Cadfael ?

— Il n’a aucune déformation due à la vieillesse. Il était sûrement jeune. Dans les trente ans, à première vue.

— Et il était prêtre, poursuivit Hugh, impitoyable.

— Avec l’anneau, la croix et la tonsure, aucune hésitation possible.

— Vous nous suivez dans notre raisonnement, frère Meriet ? A votre connaissance, quelqu’un correspondant à cette description a-t-il disparu dans les environs ?

Meriet continuait à fixer sans un mot les restes de ce qui avait été un homme. Dans son visage d’une pâleur d’ivoire, ses yeux s’ouvraient démesurément.

— Oui, oui, je vous suis. Je ne connais pas cet homme. Qui serait capable de le reconnaître ?

— Pas d’après son visage, je vous l’accorde. Par ses vêtements, peut-être. Cette croix, cet anneau, même ces boucles, vous vous les rappelleriez, si un prêtre d’environ cet âge-là, ainsi vêtu, vous avait été présenté ? Tenez, en tant qu’invité chez vous, par exemple ?

Meriet leva la tête, et un bref éclair de colère brilla dans ses prunelles.

— Je vous entends, répliqua-t-il. Nous avons bien reçu la visite d’un prêtre qui a passé la nuit au château de mon père, il y a quelques semaines, avant que je ne rentre à l’abbaye. Mais celui dont je vous parle est parti le lendemain matin et il se dirigeait vers le nord et non par ici. Comment pourrait-il se trouver là ? Et comment suis-je censé faire la différence entre un prêtre et un autre quand c’est tout ce qu’il en reste ? En seriez-vous capable ?

— Cette croix ne vous dit rien ? Ni cet anneau ? Si vous êtes en mesure de me jurer qu’il ne s’agit pas de l’homme en question vous me rendriez un fier service, insinua Hugh.

— Je n’avais pas assez d’importance dans la maison de mon père pour qu’on me laissât approcher des hôtes de marque, dit Meriet d’un ton où l’amertume se mêlait à la froideur. Je me suis occupé de son cheval, je m’en suis déjà expliqué. Quant à ses bijoux, que voulez-vous que je vous dise ?

— Il y aura bien des gens qui sauront, riposta Hugh sévèrement. Pour ce qui est du cheval, j’ai vu de mes yeux en quelle amitié vous vous teniez mutuellement. Vous n’avez pas menti en affirmant que vous saviez vous y prendre avec les chevaux. S’il s’était révélé utile d’emmener cet animal à vingt miles du lieu où son cavalier a trouvé la mort, qui, mieux que vous, aurait pu s’en charger ? Monté ou tenu en main, il ne vous aurait causé aucun ennui.

— Je n’ai eu à m’occuper de lui qu’un soir et le matin suivant, rétorqua Meriet, et je ne l’ai revu que le jour où vous l’avez ramené à l’abbaye.

La colère lui était soudain montée au front, mais il gardait son sang-froid, et sa voix ne tremblait pas.

— Bon, essayons d’abord de savoir à qui on a affaire, soupira Hugh qui de nouveau fit le tour du monticule effondré en examinant de plus près la terre salie et piétinée dans l’espoir de découvrir encore un indice significatif.

Il considéra un moment ce qui restait de la ceinture de cuir qui avait entièrement brûlé, sauf la boucle ; le morceau calciné qui était encore visible était juste assez long pour atteindre la hanche gauche d’un homme.

— Cet individu, dont on ignore tout, portait une épée ou un poignard, voici la boucle du baudrier... un poignard, je dirais. Trop léger, trop élégant pour une épée. Mais où est-il passé ? Il devrait se trouver dans ce fouillis.

Ils repassèrent tout au crible une fois encore, mais ne découvrirent ni métal ni vêtement. Quand il fut certain qu’ils ne tomberaient plus sur rien, Hugh rappela ses hommes. Ils déposèrent respectueusement les os qu’ils avaient exhumés, la croix et l’anneau dans un linge blanc et les ramenèrent à Saint-Gilles. Là, Meriet descendit de cheval mais resta sur place sans souffler mot pour savoir ce que le shérif-adjoint attendait de lui.

— Vous n’avez pas l’intention de quitter cet hospice ? demanda Hugh, le fixant d’un regard impartial. C’est votre abbé qui vous y a envoyé ?

— Oui, monsieur. A moins qu’on ne me rappelle à l’abbaye, je serai là, dit-il avec emphase, comme s’il voulait non seulement que la chose fût claire mais aussi insister sur le fait qu’il avait à son point de vue déjà prononcé ses voeux, et que donc, s’il restait, c’était autant par devoir que par sa propre volonté.

— Parfait ! Nous saurons où vous trouver en cas de besoin. Vous voilà libre de retourner à vos occupations, sous la haute autorité de votre abbé ; mais vous demeurerez aussi à ma disposition.

— C’était bien mon intention, messire.

Et s’inclinant, Meriet tourna les talons non sans une certaine dignité, pour remonter la pente douce menant au portail de la barrière de roseau.

 

— J’imagine que vous allez me battre froid pour « avoir manqué de douceur envers votre protégé, soupira Hugh, en se dirigeant vers la Première Enceinte, accompagné de Cadfael. Je dois cependant reconnaître que vous avez admirablement su tenir votre langue.

— Pensez donc, rétorqua Cadfael, ça ne lui fait pas de mal de se faire tirer les oreilles. Et puis inutile de jouer les autruches, les soupçons se resserrent autour de lui comme des fils de la vierge sur les buissons en automne.

— C’est le corps de l’homme que nous cherchions, et il le sait très bien. Il l’a su dès qu’il a trouvé cette botte avec le pied à l’intérieur. Voilà ce qui lui a pratiquement fait perdre la tête et non le simple fait qu’un inconnu ait trouvé une mort horrible. Il n’ignorait pas – j’en suis à peu près sûr – que Peter Clemence était mort, tout comme je suis à peu près sûr qu’il n’avait aucune idée de la façon dont on s’était débarrassé du corps. Vous me suivez jusque-là ?

— Hélas oui, admit Cadfael, nous avons suivi le même raisonnement. Mais quelle ironie qu’il les conduise à cet endroit précis alors que, pour une fois, il ne pensait qu’à trouver de quoi aider ces malheureux à se chauffer cet hiver ! Un hiver qui ne doit pas être bien loin, si mon flair en ce domaine ne me trompe pas.

L’air, en effet, était devenu calme et froid, et le ciel, lourd de nuages plombés, pesait sur la terre. L’hiver avait pris son temps, mais maintenant il était tout proche.

— D’abord, il s’agit de trouver un nom à ce qui reste de cet homme, dit Hugh, revenant à ses préoccupations. Tout le monde l’a vu au manoir d’Aspley, pendant la soirée qu’ils ont passée avec lui. Ils doivent pouvoir reconnaître ces bijoux, même dans l’état où ils sont. Si je convoquais Léoric ici pour me parler de cette croix et de cet anneau, cela reviendrait à envoyer un chat parmi les pigeons. Quand passent les oies sauvages, on doit pouvoir récupérer une ou deux plumes.

— Possible, dit Cadfael très sérieux, n’empêche que je ne ferais pas ça. Inutile de donner la moindre indication à quiconque ; ne les alarmez pas. Moi, je me contenterais de leur révéler qu’on a découvert un cadavre. Si vous en dites trop, le coupable va se sauver et se mettre hors d’atteinte. S’il pense qu’il ne risque rien, il ne se méfiera pas. Vous n’avez pas oublié que le mariage de l’aîné a été fixé au vingt et un de ce mois et, deux jours avant, toute la tribu, les voisins, les amis et la suite se réuniront dans les salles de l’hôtellerie. Ce qui vous permettra d’avoir tout le monde sous la main. A ce moment nous serons peut-être en mesure de démêler le vrai du faux. Et quant à prouver qu’il s’agit bien de Peter Clemence – non pas que j’aie le moindre doute là-dessus – ne m’avez-vous pas dit que le chanoine Eluard a l’intention de repasser par ici, quand il descendra sur Lincoln tandis que le roi reviendra à Westminster ?

— Exact. C’est en effet ce qu’il a dit. Il est impatient d’avoir des nouvelles à donner à l’évêque à Winchester, mais je doute qu’elles lui fassent plaisir.

— Si Étienne a l’intention de passer Noël à Londres, le chanoine pourrait très bien être parmi nous avant l’arrivée de la noce. Il connaissait bien Clemence, ils étaient tous deux attachés à la personne de l’évêque. Il devrait être notre meilleur témoin.

— Deux semaines de plus ou de moins ne feront ni chaud ni froid à Peter Clemence à présent, acquiesça Hugh avec un sourire amer. Mais dites-moi, Cadfael, avez-vous remarqué ce qu’il y a de plus curieux dans cette histoire ? On ne lui a rien volé, tout a brûlé avec lui. Et pourtant il a fallu deux hommes au moins pour bâtir ce bûcher. On dirait que quelqu’un était là, qui avait autorité pour empêcher qu’on le dépouille. Et ceux à qui il commandait avaient suffisamment peur de lui, ou le respectaient tout au moins, plus qu’ils ne convoitaient la croix et l’anneau.

Il y avait du vrai là-dedans. Celui, quel qu’il fût, qui avait organisé les funérailles de Peter Clemence avait tout fait pour qu’on attribuât cette mort à des bandits ou à des voleurs de grands chemins. S’il avait espéré écarter ainsi les soupçons de sa famille ou de lui-même, eh bien, c’était raté. Cette scrupuleuse honnêteté avait eu plus d’importance à ses yeux que sa sécurité. Il était capable de tuer, s’il n’y avait pas d’autre solution, mais pas de dépouiller les défunts.

L'apprenti du diable
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